LA BRODERIE FRANÇAISE RENAÎT À MADRAS

LA BRODERIE FRANÇAISE RENAÎT À MADRAS

Par  OLIVIER MICHEL

C'est au contact des meilleurs brodeurs indiens que Jean-François Lesage a décidé de renouer avec la tradition familiale. A Madras, capitale du Tamil Nadu, il est devenu l'artisan brodeur le plus recherché de France.
Au rez-de-chaus sée et au premier étage d'une vaste maison jaune bordée d'acacias, une cinquantaine d'hommes en blanc, assis en tailleur et silencieux, travaillent à la lumière froide de néons glissés sous leur métier. Ils ne prêtent aucune attention aux trombes d'eau que déverse dehors la mousson et moins encore au ronronnement des ventilateurs qui essaient de repousser une chaleur barbare.
A intervalles réguliers, des jeunes femmes au sari flottant se penchent sur leur ouvrage, murmurent quelques mots puis disparaissent.
Discrets comme des ombres, ces hommes et femmes travaillent pour Jean-François Lesage, personnalité incontournable de Chennai (nouveau nom de Madras depuis 1996), capitale de l'Etat indien du Tamil Nadu. Ce Français de 44 ans n'y est pas connu pour ses succès au cricket ou ses victoires à l'aviron, mais pour la création, avec Patrick Savouret et deux associés indiens, de la société Vastrakala, qui produit sur place des broderies exceptionnelles.
Fils de François Lesage, brodeur à Paris, et petit-fils d'Albert Lesage, fondateur de la dynastie, Jean-François Lesage a renoué il y a dix-sept ans avec la tradition familiale, au cours d'un voyage en Inde. «Ma rencontre avec des brodeurs indiens à Bénarès, au début des années 90, raconte-t-il, a réveillé en moi le virus familial, tout en annihilant l'envie d'une autre destinée.» Un deuxième voyage installe définitivement le Français à Madras. Son attirance ancienne pour l'Inde se transforme alors en une relation presque fusionnelle.
Vastrakala se développe. Lesage fils relève les agaçants défis de l'administration indienne, supporte la chaleur de l'été, la mousson dévastatrice de fin d'année, et recrute des brodeurs dont il ne parle pas la langue mais connaît le langage. L'entreprise compte aujourd'hui 155 brodeurs, crème de la crème du métier. Dans des délais inimaginables, avec pour seuls outils aiguilles et crochets, ils sont capables de réaliser les rêves les plus fous de particuliers, des restaurations improbables pour des musées et des commandes exceptionnelles pour des souverains.
Chaque commande est unique, mais suit un rituel immuable : on dessine l'œuvre à réaliser au crayon sur un calque ; les brodeurs piquent ensuite ce calque pour le perforer et le déposent sur un tissu tendu sur un métier qui peut peser jusqu'à 120 kilos et mesurer 6 mètres. Ils appliquent alors sur le calque une poudre de craie, mélangée à de la gomme arabique et à un fixateur à base d'alcool. La poudre qui a traversé le calque fait apparaître le dessin sur le tissu. Ce rituel millénaire ne souffre aucune défaillance. Commence alors une course contre la montre. «Un brodeur brode entre deux et cinq centimètres carrés par heure. Tout dépend des matériaux employés», explique Jean-François Lesage.
Vastrakala réalise chaque année entre 250 000 et 300 000 heures de broderie, contre 30 000 chez Lesage-Chanel à Paris (François Lesage a vendu sa propre société à Chanel en 2002).
Il est vrai que le prix de l'heure n'est pas le même : entre 7 et 12 euros en Inde, contre 20 à 100 euros en France ! «Vous comprenez maintenant pourquoi le marché du luxe a besoin de l'Asie, explique Jean-François. Je ne travaille pas avec l'idée en tête que la broderie est française ou indienne, parce qu'elle est perse. Mais je marie les spécificités françaises et indiennes pour donner à notre broderie une plus-value inégalable. La France est un creuset d'expérimentation, alors que l'Inde est fidèle au maintien et à l'équilibre de sa tradition. C'est pour cela qu'il faut imaginer un partage des forces et des faiblesses.»
Et cela marche. Les commandes affluent : celles de richissimes Américains, Français ou Marocains, conseillés par les décorateurs en vue, Graf, Pinto, Garcia, Grange, Molyneux à New York. Ces derniers, toujours impatients, appellent Lesage. «Où en est le rêve de mon client ?» lui disent-ils en substance. Et Jean-François de leur répéter que réaliser des rêves, même en Inde, ne s'improvise pas. On n'utilise pas selon l'humeur les fils d'or venus de Lyon, ceux d'argent ou de vermeil du Gujerat, les paillettes de Paris, les étoffes de laine d'Italie, les pierres semi-précieuses de Jaipur, le raphia de Calcutta ou la laine rustique du Maroc.
Cinq commandes exceptionnelles marquent l'histoire de Vastrakala, au premier rang desquelles la réplique à l'identique d'un décor d'origine de l'Opéra Garnier de Monte-Carlo. «Nous avons refait le bandeau du rideau de scène, les lambrequins de la loge princière et des loges latérales, d'après une photo ancienne, dans un délai de six semaines», se félicite l'entrepreneur français. Viennent ensuite la restauration de la chambre du roi, à Vaux-le-Vicomte, et celle du lit à baldaquin de Mme Fouquet (rideau, tête de lit) avec des fils teintés de 64 couleurs différentes. Hubert de Givenchy, conseiller auprès des Vogüé, sera « bluffé » par l'excellence du travail des brodeurs tamils. Autre restauration, celle de la chambre de Jeanne Lanvin (murs brodés, rideaux, radiateurs et bouchons des radiateurs) au musée des Arts décoratifs. Puis le Louvre donne son accord pour réparer la partie brodée de la couronne de Louis XV, avant la réalisation d'une immense tenture brodée de 17 000 cristaux pour l'entrée d'un palace marocain.
Les 155 brodeurs qui pratiquent leur artisanat à Vastrakala bénéficient d'un régime social exceptionnel pour le sous-continent. Leur talent est payé 500 euros mensuels (le salaire moyen de 93 % des Indiens est de 60 euros). En contrat à durée indéterminée, ils bénéficient d'une assurance-maladie, d'un fonds de retraite privé, d'un soutien pour lutter contre l'endettement, et leurs enfants étudient grâce à un fonds destiné à financer leur scolarité. Un panneau de cuivre brillant comme l'or indique les horaires de travail : 8 h-17 h 30. Tea break : 10 h 30-10 h 45 et 15 h 30-15 h 45. Dimanche, repos. No children labour (pas de travail d'enfants). Le gouvernement indien, reconnaissant, s'apprête à saluer officiellement la conscience sociale du Français.
Tous les vendredis, en compagnie de Jean-François Lesage, l'équipe de Vastrakala assiste à la Pooja, cérémonie religieuse hindoue qui consiste à prier et à apporter des offrandes à Vishnu et à Shiva. Le Français a même encouragé ses brodeurs à fabriquer et faire don d'une ombrelle richement brodée au temple de Tiruvannamalai pour accompagner Shiva lors de sa sortie annuelle en grande pompe. Le grand prêtre, qui a accepté de nous recevoir avec Jean-François dans le temple situé à 226 kilomètres de Madras, nous la montre fièrement après nous avoir « bénis ». L'ouvrage, une fois de plus exceptionnel, a été réalisé en une semaine.
«La présence historique de la France à Pondichéry, toute proche, la fidélité trimillénaire des brodeurs paysans locaux à leurs traditions et le haut niveau d'éducation des habitants de la région m'ont décidé à créer Vastrakala, qui signifie en sanscrit l'art du tissu. Et j'ai compris que je finirai mes jours ici», raconte Jean-François. Sur la route du retour entre Pondichéry et Madras, l'homme se confie. Ses relations avec son père ? «Il ne m'a jamais dit qu'il était fier de ce que je faisais, mais a reconnu enfin que l'idée "inimaginable" d'aller s'installer en Inde n'était pas mauvaise. Il vient même me voir régulièrement.»
Jean-Francois n'a-t-il pas tenté d'échapper à l'obligation d'intégrer un jour l'entreprise familiale ? «Malgré un goût prononcé pour l'architecture, je crois que je serais devenu directeur général de l'entreprise Lesage. Je serais resté sur des projets ténus, voire fragiles et j'aurais compris tardivement qu'il fallait travailler ailleurs.»
Et d'où lui vient ce goût pour l'Inde ? «Je ne sais pas à quand il remonte. L'Inde et la broderie ont en commun de favoriser la méditation. C'est peut-être ce qui m'a incité à réintégrer ailleurs la dynastie Lesage et ouvrir un nouveau chapitre de son histoire.»

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